Rencontre avec l’improviste Barre Phillips

A défaut de pouvoir écouter le merveilleux Barre Phillips dans l’immédiat à l’AMR, puisque le concert du Trio Phillips-Demierre-Leimgruber a été reporté à l’automne,  nous vous proposons de faire plus ample connaissance avec cette personnalité incontournable de la musique improvisée

Interview de Barre Phillips par Christian Steulet

Berne, le 7 mars 2015

 

Je commence avec une question sur le présent et l’avenir, parce que si nous voulons évoquer toute ta carrière musicale, on aura besoin du week-end et tu as d’autres choses à faire… Quels sont tes projets actuels et tes projets d’avenir ?

D’accord, les projets… Il y a le projet en continuité depuis quinze ans avec Jacques Demierre et Urs Leimgruber, ce trio qui est né à la proposition d’Urs. Voilà, Urs a monté beaucoup de concerts pour célébrer les quinze ans et aussi l’année anniversaire de mes quatre-vingt ans. Donc cela c’est en continuité, jusqu’à ce que moi je ne puisse plus, physiquement (grand sourire). Sinon, ce que je fais en France, où j’habite, c’est un groupe qui s’appelle « Emir » : un collectif de huit musiciens qui font de la musique improvisée et se sont formés organiquement, parce que j’avais la jouissance d’un site dans mon village, d’un lieu pour produire des concerts. Ce groupe a commencé là pendant trois ans, et ensuite il a perdu ce lieu. On a continué en nomades de produire des choses. Actuellement, on travaille sur un opéra improvisé basé sur la pièce de théâtre « La vida es sueno » de Calderon de la Barca, au 17ème siècle espagnol. Das Leben ist ein Traum, life is a dream… J’ai adapté cette pièce pour une version instrumentale qui est interprétée par le groupe. C’est intéressant : il y a deux voix – deux chanteuses – deux saxophonistes, deux percussions et trois cordes, contrebasse, violoncelle et guitare électrique. On va jouer la première au festival « Musique Action » à Vandoeuvres, à Nancy, au mois de mai de cette année. Ce n’est pas un concert : c’est du théâtre musical dans le sens que la vie est songe ; on utilise le titre français parce qu’on joue en France. La vie est songe… C’est avec des costumes, avec un jeu de lumières. Le décor est fait par les lumières. Il y a un orchestre de fosse et différentes scènes. On adhère totalement à la pièce. J’ai pris une pièce bien connue par les gens qui connaissent le théâtre, parce qu’il faut qu’ils comprennent un peu quelque chose. Nous avons exactement les mêmes rôles : on joue la pièce scène par scène, en respectant les durées que j’ai mesurées à partir du texte.

 

Vous êtes musiciens et comédiens à la fois ?

Il n’y a pas de comédiens… Il n’y a que des musiciens qui ne sont pas comédiens. C’est justement l’intérêt de la chose. Tout le travail scénographique est fait sans la participation de comédiens : comment bouger sur scène ? Comment concevoir la chorégraphie ? Cela se fait naturellement, par les entrées et les sorties… Nous n’avons pas travaillé avec un metteur en scène : on a fait tout nous-mêmes, comme ça, pour maintes raisons. D’un côté il y a le facteur économique, et de l’autre il y a des musiciens qui n’ont pas fait de théâtre musical. Quand on travaille dans le théâtre musical ou avec un metteur en scène qui est d’accord de travailler avec vous, cela peut être un échec dans le sens où il faut former les gens… Il vaut mieux trouver nous-même. Le prochain spectacle qu’on va faire, ce sera un ballet improvisé basé sur Don Quichotte. On vient d’avoir l’accord de la même organisation – le centre culturel André Malraux à Vandoeuvres et son directeur Dominique Répécaud – pour la production. Et là, c’est différent : avec cet opéra, on a fait des mini-résidences de trois ou quatre jours pendant deux ans, dans la préparation, pour trouver comment le faire, pour que les instrumentistes trouvent des langages reconnaissables pour le rôle qu’ils ont. Quand on ne joue pas un rôle, on est dans l’orchestre d’accompagnement qui est sur les bords de la scène. Les musiciens viennent jouer leur scène et ils rejoignent l’orchestre après. Donc il y a l’orchestre toujours d’accompagnement, parce qu’il n’y a jamais tout le monde sur scène… Je n’ai même pas de rôle : je joue utilitaire ! Un soldat un moment, un serviteur un autre moment. C’est pour pouvoir rester à l’extérieur, pour avoir un peu d’objectivité dans la chose, parce qu’on dit « improvisé » mais c’est travaillé. Pour le ballet, j’ai comme partenaire Julyen Hamilton ; on va écrire la pièce même si elle fait l’objet d’une interprétation improvisée. Et là, il y a la danse et les danseurs : nous sommes le même nombre de musiciens mais il y a plus de danseurs. Le travail est plus traditionnel, c’est-à-dire que Julyen et moi allons écrire, et ensuite on pourra monter la pièce rapidement, en une semaine.

Voilà mes activités et mes projets du côté musical… Et cela me suffit largement. Je ne fais presque plus « l’improvisateur à gages ». Je croyais de moins en moins à ces projets d’un côté, et ça m’arrange bien aussi parce que c’est trop fatigant à faire. Je faisais cela par grand amour des rencontres, parce que j’adore toujours jouer ! Mais tout ce qui est nécessaire pour ces tournées… Tout le monde dit la même chose : ça devient de plus en plus dur avec l’âge et le temps de récupération. Plus tu es âgé, plus tu as besoin de temps. Sinon j’ai beaucoup de travail d’archives à faire : organiser mes archives pour, quand le temps sera venu de partir définitivement, qu’il n’y ait pas un grand bordel laissé à la famille et à mes enfants. J’ai un accord verbal de la Bibliothèque Nationale de France pour prendre mes archives. Et il y a aussi plus d’écriture pour « Temporaneous ». J’y travaille depuis quatre ans avec Clayton Thomas, un jeune contrebassiste australien. Je raconte des histoires de la route et des histoires musicales autobiographiques. Il a tout retranscrit sur le papier… On a enregistré et il a filmé en même temps. Nous allons le rendre en livre parce que la chose que j’aimerais bien laisser, ce sont les histoires. Des choses drôles se sont passées, des aventures (il rit)!

 

Je crois bien, avec toutes ces rencontres !

Oui, c’est ça… Ce n’est pas forcément toujours drôle, mais il y a des choses très intéressantes, côté vie ! Voilà, en vitesse…

 

Je voulais te demander, vu que tu évoques tes projets dans le théâtre et la danse : tu as cinquante de carrière de rencontres dans les musiques improvisées, mais tu as travaillé aussi assez vite avec des danseurs et pour des musiques de film. Est-ce que l’approche est différente dans la vision de la musique et dans la composition ?

C’est la même chose et pas la même chose… J’ai commencé d’abord en rencontrant Carolyn Carlson. Diverses circonstances ont fait que nous avons travaillé ensemble. Il y a plein d’histoires et d’anecdotes, mais on les garde pour le livre ! Quand nous avons commencé à travailler ensemble, je ne connaissais pas du tout le travail pour la musique de danse. Elle, elle improvisait beaucoup en création. Et avec peu d’exceptions – parfois une performance dans la rue dans le cadre d’un festival – nous avons travaillé ensemble avec de l’écriture. Mais l’écriture, pour moi, était parfois stricte et parfois un mode de jeu, un matériau sonore, avec des durées, une périodicité basée sur la chorégraphie. Donc j’ai pu continuer mes recherches en solo, parce qu’on a commencé en solo. Et juste avant cela, j’avais fait quelques années avec Antoine Borseiller, un metteur en scène français qui dirigeait un centre dramatique. C’est lui qui m’a fait jouer en solo : j’avais fait un premier travail avec un quartette de free jazz avec Marion Brown, Gunther Hampel et Steve McCall. On jouait du free jazz dans son spectacle. « Vous jouez maintenant, et là vous arrêtez ! » Juste comme ça, très simple… Il m’a demandé de rester pour jouer en solo dans le prochain spectacle. Je l’ai fait, et ensuite il m’a poussé à faire des concerts en solo. Très vite, j’ai rencontré Carolyn Carlson. J’avais déjà cinq ans d’activités en solo, et on a commencé à travailler ensemble en solo, puis avec John Surman et d’autres musiciens. Là, j’ai appris que la musique était plus forte quand il y a l’image vivante de la danse : en tant que musicien, on peut récupérer toutes les billes de la performance. Ce n’est pas par les décibels, en disant « moi je monte le volume et tant pis pour vous, je vous écrase ». Mais ça se passe au niveau de l’information. C’est très délicat d’animer ce quelque chose de visuel qui vient de la danse, de donner quelque chose de personnel à ce mouvement, de le nourrir sans lui enlever sa puissance. Il faut trouver le juste équilibre dans l’expression, parce que le son se transmet partout, tandis qu’il faut diriger ses yeux pour regarder la danse. Il me semble que depuis pas mal d’années on a beaucoup plus l’habitude de regarder que d’écouter… Donc j’ai été amené à modifier ma façon de jouer, ma conscience de l’expérience sonore et visuelle. Et ceci a été toute une préparation pour travailler dans le cinéma. C’était le hasard qui a fait que je rencontre Carolyn Carlson et que j’ai travaillé régulièrement avec elle pendant huit ans… Et après cela, j’ai rencontré Robert Kramer, et nous avons travaillé ensemble pendant vingt ans. J’ai fait une douzaine de projets avec Kramer dans le cinéma, et en plus on a fait des performances. Donc le mariage son et image était encore plus fort quand l’image est fixe – je veux dire fixée sur la pellicule, quand ce n’est pas un jour comme ça et un jour autrement, comme c’est le cas dans les performances de danse. C’était incroyable de travailler avec Robert Kramer, parce qu’on a tout fait. Parfois je venais à la fin, comme avec les musiques de film habituelles : « Wouiit ! (il siffle) Amenez le musicien, on a terminé le montage ! » On a fait ça, mais on a aussi partagé les premières idées du film, le premier scénario – c’est-à-dire tout le processus. On a tout fait, et aussi des choses entre-deux. Dans ce cas, il y avait vraiment le temps, et je lui proposais des choses en route. Il était très attentif au son de ses films, et jusqu’à notre premier travail ensemble il n’avait jamais utilisé la musique. S’il y avait de la musique dans ses films, c’est parce que des musiciens jouaient dans le film. Mais il était contre la musique de film ! Il en était convaincu, mais quand nous nous sommes rencontrés on a travaillé des années ensemble et je lui ai filé des choses… Dans la machinerie du cinéma, il arrive un moment où « Bon, toi tu vas enregistrer la semaine prochaine ! » Alors j’enregistrais, et il me disait : « Moi je fais le montage, je fais mon film, et toi, tu fais ton film à partir de mon film ». Je le prenais comme ça, et je faisais mon film, et je lui donnais tout ça. Et je lui disais (il se frotte les mains) : « On se verra après ». Et lui, il prenait mon film pour faire son film… Moi, je n’assistais ni au montage, ni au mixage. C’était le calendrier du musicien qui faisait cela. Il faut dire que c’était les grandes années : on avait des concerts un an à l’avance. Dans dix-huit mois, je savais ce que j’allais faire, tu vois ? Les grandes années avec beaucoup de travail : « En avril ? D’accord, mais vous parlez de quelle année ? (il rit) » Mais mixer le film, c’est un bordel : ils mixent au dernier moment, et il y a tellement d’argent en jeu avec les producteurs. Le hasard a fait que j’étais toujours occupé. Et même un fois que je n’étais pas occupé, j’ai dit non. Il faut qu’il n’ait pas de pression dans son travail. Donc un tiers des musiques que j’ai faites pour lui finissait par terre. Et c’était très bien : moi, je travaillais pour son film et pas pour moi, dans le sens où « Mais comment tu oses ne pas utiliser ça ! Tu n’as pas compris que… » Non, c’est lui qui fait son film !

Donc composer pour le cinéma et pour la scène de la musique improvisée, où la spontanéité est à l’ordre du jour, ce sont les mêmes ressources pour moi. C’est-à-dire qu’il y a des sons qui viennent à l’oreille interne, à l’oreille mentale, et comme compositeur ton boulot c’est de les transcrire sur le papier – comme improvisateur c’est de les transcrire sur l’instrument. Mais pour moi, la source des sons vient de l’intérieur. Maintenant, l’intérieur, c’est quoi ? Il y a la banque de mémoire qui se développe de plus en plus qu’on joue, de plus en plus qu’on analyse, de plus en plus qu’on travaille, qui grandit et grandit… Mais il y a aussi la partie qui n’est pas dans la banque de mémoire, qui n’est pas quelque chose que tu sais faire, qui vient comme ça. Un instrumentiste honnête ne peut pas dire un beau jour : « Je joue la contrebasse et je n’ai plus rien à apprendre, je n’ai pas besoin de travailler ». Ce n’est pas vrai ! Il n’y a pas de fin au développement, dans tous les sens du terme. Et dans la musique classique c’est pareil que pour un jazzman. Peut-être que dans le folk les enjeux sont différents, mais quand même… Et la musique improvisée, voilà, c’est complètement ouvert : les horizons sont énormes. Donc il y a cette partie du son dont on ne sait pas d’où elle vient. C’est fascinant, mais ça ne me préoccupe pas. Peut-être qu’au plan historique on peut regarder les différentes époques : le temps religieux, quand les églises étaient le patron qui payait et faisait les commandes… J’ai fait un colloque une fois avec des mathématiciens et des physiciens. Je donnais une présentation pour une collection de gens haut de gamme qui ne se connaissaient pas. J’ai parlé de la composition, et d’où vient l’information pour la composition. Un physicien, un mec du MIT, m’a dit après, quand on a pris l’air ensemble : « C’est exactement pareil pour nous ! Il y a toutes ces choses que je sais comme ça, mais soudainement me vient quelque chose qui n’est pas une idée, pas une formule, mais une image… » Il y a une image qui vient, et il m’a dit que son boulot c’est de traduire cette image en chiffres ou en signes. La création ou l’inspiration sont rares, parce qu’il n’y a pas tellement d’inspiration dans la vie de quelqu’un, hormis les quelques-uns qui en ont beaucoup mais qui sont peu nombreux dans tous les arts, qu’il soient écrivains ou chauffeurs de bus. Regarde les musiciens : les moments forts, créatifs et très forts, sont d’assez courte durée. Cela dure trois, quatre ou cinq ans, et après cela peut-être y a-t-il encore un flash un peu plus loin… Je n’ai jamais étudié cela pour dire que c’est pareil pour la penture, l’écriture ou les mathématiques. Je ne sais pas… Certainement qu’il y a des papiers qui ont été faits là-dessus en pagaille, oui oui !

 

Revenons à la fin des années 1950 : en 1959, tu quittes l’académie. D’où est venu ce besoin de quitter et de se mettre à son compte, si je peux le dire comme ça ?

(Grand sourire)… Eh bien c’était très simple. A l’école, je n’étais pas brillant en primaire puis au lycée. Mais j’ai passé sans problème car j’étais assez doué pour les langues. Anglais, californien, espagnol : j’ai trainé beaucoup autour de cela… Et quand je suis arrivé à l’université, j’étais dans les langues. Et les langues m’ont amené à la linguistique, à la sémantique et tout ça… J’ai commencé à m’intéresser aux langues anciennes et à la philologie. J’ai donc fait mon bachelor les premières quatre années, et j’ai commencé à travailler à ma maîtrise. Et en même temps, toutes ces années-là, je jouais. Je jouais à l’école de la musique classique, et à l’extérieur du jazz, en commençant avec du Dixieland. C’était en 1947, 1948… Comme adolescent j’ai joué du Dixieland, ensuite du Swing et du Be Bop. A seize ans je jouais dans des « dance bands ». J’adorais jouer ! Et plus tard, dans les années universitaires, j’ai travaillé comme professionnel : du jazz en big band, en trio, et toutes sortes de choses. Quand j’ai eu 25 ans, j’ai commencé à être en crise, parce que j’avais la musique qui me portait, qui me transportait, et dans mes études je devais être un jeune homme sérieux, pratique – j’étais père de famille déjà. Je suis entré de plus en plus à l’intérieur de la terre, dans les sombres couloirs de la philologie, et j’ai vu que cela se passait comme cela, à finir attaché à une académie… C’était la « University of California » à Berkeley, c’était fabuleux comme environnement scolaire ! J’ai craqué : j’ai dit « je ne peux pas, il faut que je joue, tant pis pour le reste… » Ce n’était pas un métier : quand j’étais adolescent, les gens disaient « oui oui, tu joues très bien, mais il ne faut pas faire cela comme métier parce que ce n’est pas un métier – gardes-le pour toi-même, pour le plaisir ». Il fallait avoir la musique pour le plaisir, mais faire un vrai travail…

 

Quelque chose de sérieux, quoi !

Yeah ! J’ai eu une crise… pas vraiment une dépression… une fièvre qui a duré une semaine d’angoisse terrible jusqu’à ce que je sois libéré : enfin sortir nu, sortir d’un truc ! Mais je n’avais aucune idée d’être musicien de jazz ou musicien classique. Je ne faisais pas les études de la musique : je faisais des études de langues et ensuite l’académie. J’étais autodidacte dans la musique. Plus tard j’ai pris des cours ; quand je n’arrivais pas à faire quelque chose, j’ai cherché le nécessaire pour apprendre à le faire à la maison.

 

Tu fais partie de la génération qui a appris sur scène, en fait…

Oui, tout-à-fait. C’était l’école à l’époque : il n’y avait pas encore les écoles de jazz… Peut-être qu’à Boston dans les années cinquante, certains commençaient à enseigner, à codifier. Les livres ont commencé déjà après la deuxième guerre mondiale. C’étaient des méthodes qui étaient faites par des musiciens de jazz qui voulaient gagner un peu d’argent dans l’édition. Aujourd’hui, on pense qu’ils faisaient un grand travail pour la cause… Mais non : c’était pour des raisons économiques.

 

Très vite, tu as travaillé entre les Etats-Unis et l’Europe, durant les années 1960, avec cette multitude de groupes qui se sont formés à l’époque. Plutôt que de les évoquer, ce qui serait trop long, je voulais te demander ce qui a changé à ce moment dans la culture de la performance, dans la relation aux auditeurs ?

J’ai immigré à New York en 1962. Mon premier voyage en Europe, c’était deux ans plus tard, en 1964. A New York, j’ai pu gagner ma vie comme musicien depuis le départ. J’ai eu beaucoup de chance de rencontrer des personnes qui m’ont proposé un gig dans un club. Très vite, je jouais tous les soirs. Mais qu’est-ce qui a changé dans la nature des concerts ? Ma venue en Europe, c’était d’abord pour les festivals. J’ai joué au premier festival de Berlin. C’était un hasard : je ne le savais même pas à l’époque… Par un autre hasard, j’ai joué avec le sextette de George Russell. C’était une grande école, ça ! On a fait une tournée, et ensuite on a joué deux semaines dans un club, le « Golden Circle » à Stockholm. Ce qui était différent, c’était la musique qu’on jouait. Aux Etats-Unis, pour gagner ma vie, j’ai joué de la musique fonctionnelle. Même quand je jouais du jazz, du « jazz jazz », c’était du jazz commercial. Par exemple, j’ai joué pendant treize mois avec Peter Nero. C’était un nice guy, un homme très sympathique, un compositeur conventionnel et brillant pianiste, le golden boy de RCA. Chaque label avait son pianiste, et lui faisait du jazz populaire. J’ai fait ça, et c’était aussi une grande école, de faire le métier professionnel américain du jazz. Mais ça ne me convenait pas trop parce que c’est très mécanique… Avec lui en particulier, c’était un spectacle de jouer toute une saison le même programme, presque note pour note. Il fallait jouer le spectacle ! Et à la même époque, j’ai joué avec Archie Shepp à Newport : ces disques ont été enregistrés en même temps. Pour revenir aux concerts : en arrivant à New York, j’ai participé à un atelier hebdomadaire qui était géré par Don Ellis, dans sa période très expérimentale, avant qu’il rentre en Californie d’où il venait. C’était en 1963, 1964. Et le peu de concerts qu’on avait, c’était par exemple dans un coffee shop dans le Village, avec deux ou trois personnes qui sont un peu au courant de ce que vous faites, pendant que les autres viennent boire un café ! Mais c’était très expérimental… Là où j’ai découvert la musique que je fais actuellement, c’était à Londres. J’ai commencé mes voyages en Europe à partir de 1964, 1965 et 1966. J’ai joué dans des festivals, dans un ou deux clubs, j’ai fait des tournées avec Attila Zoller. En 1967, après une des tournées avec Zoller, je suis allé à Londres pensant y rester deux mois avant de rentrer à New York. J’avais donné mon appartement à des amis, le chien et tout – parce qu’à New York il a fallu un doberman dans l’appartement pour protéger la contrebasse ! A Londres, j’ai tout de suite rencontre Evan Parker, Derek Bailey, Barry Guy, John Stevens, etc… grâce à un tuyau que m’avait donné David Izenson qui y avait séjourné avec Ornette Coleman. Et là, la façon de jouer me convenait beaucoup plus que ce qui se passait à New York. Culturellement, le langage était beaucoup plus ouvert : ce n’étaient pas des musiciens de jazz qui sont dans le free jazz ; c’étaient des musiciens tout court, et la musique classique était une influence autant que le jazz américain. Je l’ai ressenti comme cela, c’est-à-dire quand j’avais quinze ans et que j’ai entendu les quatuor de Bartok, les grandes pièces de Stravinski, je suis devenu fou ! J’ai adoré ça autant que le jazz que je jouais. C’était riche, riche, riche ! Donc ces gens-là, à Londres, ils étaient culturellement beaucoup plus avancés mais ils n’avaient pas ce truc du jazz. Quand ils essayaient de faire du jazz, oups ! Ce n’était pas ça : la batteur ne swingue pas (grand sourire). Il y avait des exceptions : à Londres on trouvait des gens qui jouaient très bien du jazz, mais ils ne faisaient pas de free.

 

C’était une sorte de retour aux sources, à d’autres sources, pour toi ?

Oui… Il y a de ça. Donc, dans les concerts de ces groupes-là à Londres – c’est très connu aujourd’hui, les séances du Little Theatre Club – il y avait deux ou trois personnes dans la salle. Ils jouaient tous les jeudis soir. C’est John Stevens qui organisait ça. On a commencé à jouer dans des pubs avec Evan Parker… J’ai joué un moment avec les sud-africains, Chris McGregor. Son bassiste était banni pendant six mois et il m’a demandé de le remplacer. A ce moment-là, le free jazz a commencé à avoir un peu de concerts dans les clubs, un petit peu. On a joué à Manchester dans un club, mais pas une semaine, pas comme les « jazzeux » : un jour et c’est tout ! Et les festivals toujours… Aujourd’hui, je crois que pour les jeunes expérimentateurs, il y a toujours deux ou trois personnes qui viennent au concert. Cela n’a pas changé tellement de ce côté-là. C’est difficile à savoir avec l’âge, qui fait que je ne suis plus si près des jeunes… Mais il y a une énorme différence depuis la spéculation immobilière qui a commencé il y a trente ans – c’était au début des années 1980, donc c’est bientôt quarante ans ! Ca a commencé un peu partout, par exemple en 1975 à New York les loyers ont commencé à bouger. Quand j’étais à Londres en 1967, j’avais un petit appartement pour vingt livres par mois : on payait cinq livres par semaine. Aujourd’hui c’est 500 livres ! Il était possible à New York, à Londres, à Berlin, à Paris, d’être pauvre, de ne pas avoir beaucoup de ressources, mais d’avoir son indépendance musicale. Donc les conditions de travail des musiciens ont énormément changé. C’est un grand changement pour les concerts aussi : il y a des choses tristes à New York actuellement. Il y a plein d’endroits où on peut jouer aux entrées, OK ? Mais pas la soirée : une heure ! Il y a six ou sept groupes qui vont jouer ce soir-là, et tu as une heure pour venir, faire ton soundcheck, jouer ton truc, faire ton business pour prendre tes douze dollars, et dégager parce qu’il y a un autre groupe… Et on voit des groupes vraiment valables qui font cela pour pouvoir jouer. Sinon ils ne jouent pas du tout ! Ca c’est très différent, et en même temps c’est la galère de vivre dans ces villes pour faire partie de la scène – c’est très difficile ! Il y a plein d’endroits, partout, où on peut vivre avec peu d’argent, mais c’est loin des centres.

 

C’est le choix que tu as fait dans les années 1970 d’aller vivre dans le sud de la France, dans ce qu’on appelle la périphérie ?

Oui, c’est ça, j’ai fait ce choix. J’ai pris le risque, mais j’avais assez de contacts de travail. Je n’étais plus en ville pour que les gens t’appellent et te disent « Eh ! Il y a une séance demain, tu peux faire le job ? » Il n’y avait plus cela, bien sûr, mais je n’étais pas branché avec les studios ou les producteurs de musique professionnels. J’étais très peu appelé par ces gens-là. Même à New York, je n’étais pas un requin de studio !

 

Dans ce documentaire « Temporaneous », tu parles du son et du fait que tout petit tu es entré dans un espace sonore que tu rêvais avant même pratiquer un instrument. C’est le son qui fait la musique, mais qu’est-ce que le son transmet à l’auditeur selon toi ?

Selon moi, c’est à établir un beau jour, mais peut-être qu’on est pas si loin de ce jour… Je pense que le musicien seul, le quatuor, ou le grand orchestre, peut être considéré comme « LE musicien » pour cette question. Peut-être faut-il commencer par le plus difficile : prenons le Berlin Philharmonic Orchestra avec Herbert von Karajan et le même orchestre avec Claudio Abbado : ce n’est pas le même orchestre ! Ce n’est pas la même musique, ce n’est pas la même chose… Et pour moi, ce qui passe dans la musique est que les vibrations des personnes qui la fabriquent passent dans le son, et nous les ressentons, par les oreilles, le corps, les os – en live, et même dans un enregistrement : on peut les capter. Pourquoi aime-t-on un vieux bluesman ? Sa guitare n’est pas accordée correctement, sa voix est craquée, son tempo n’est pas régulier (grand sourire). Musicalement, on peut se dire que ce n’est pas ça ; mais c’est fascinant, on adore ça ! Il y a un côté authentique qui nous rapproche de cette personne grâce à toutes les qualités sonores qu’elle produit. On est proche de son être sans le connaître et sans le définir, parce que cette communication est non verbale. Je pense vraiment que la vibration de la personne va dans le son. Il ne s’agit pas uniquement du timbre et de tous les autres composants du son qu’on analyse avec excellence aujourd’hui – il y a de plus en plus de livres qui traitent de cela et qui sont fascinants. Mais pour moi, c’est vraiment la personne, cette personne quand elle joue. Prenons Glenn Gould : même si on a rien lu sur lui, même si on n’a pas vu les films, quand il joue on sent qu’il nous aime et qu’on est tout près de lui, humainement. Il y a une qualité dans ses sons qui est au-delà de l’analyse technique sonore. Ce n’est pas mesurable… Il n’y a pas de cadre dans l’analyse des sons pour séparer ces vibrations-là. Mais je le crois et je le sens. Par exemple, en jouant avec Carolyn Carlson – elle est une bête de scène, elle dégage de ces émanations ! Si tu n’es pas à la hauteur d’entrer dans cette énergie-là, tu es écrasé : bye bye, ciao (il rit) ! C’est physique, ce n’est pas juste parce qu’il y a deux mille personnes là-devant qui attendent avec impatience et qui espèrent que tu te trompes. C’est un tout parce qu’il y a un échange. La performance, c’est cela : le partage humain, sur un plan non verbal, qu’on a par la musique avec le public. Et le public le renvoie. On le voit dans les concerts, dans les petits lieux où il y a quelqu’un que tout le monde veut entendre. Petits lieux ou grand lieux, c’est pareil. Les conditions sont différentes, mais quand les musiciens arrivent pour jouer il y a un silence qui se fait, et ce silence manifeste l’ouverture de tout le monde qui est engagé dans cette chose à partager. Pour parler du solo, le devoir du musicien c’est de ne pas avoir d’artifices mais de tout déballer. Laisser venir, même si ce n’est que de jouer des petites choses – ce n’est pas « laisser venir ah ah aaah ! » – mais laisser tout sortir.

 

Il y a donc une notion de lâcher prise qui fait partie du travail de l’instrumentiste ?

Oui, exactement. Ca s’appelle en français « lâcher prise ». Beaucoup de gens ont des problèmes avec cela : ça fait trop peur. Physiquement, on appelle ça le trac. Mais il faut cette exigence de ne plus contrôler les choses, de laisser la musique faire elle-même, parce qu’au fond tu sais le faire. Mon expérience me dit que ça marche, et c’est pourquoi ça existe : c’est un partage qu’on ne peut pas obtenir ailleurs que dans la musique. On interagit différemment avec un tableau d’un peintre ou un livre. On peut partager beaucoup de choses avec un film, mais le partage de la musique est spécial, sans que l’on puisse dire ce qui est spécifique. On n’a pas encore le vocabulaire…

 

Ce partage est différent en trio ?

Oui, c’est différent. Le lâcher prise est là, mais il faut veiller sur la composition. En solo, cela se fait tout seul, comme une écriture automatique. Mais en duo ou en trio, il faut composer avec aussi.

 

Je pensais notamment au trio avec Urs Leimgruber et Jacques Demierre, vu que vous commencez votre tournée ce soir. Est-ce que tu as des attentes par rapport à cela, ou est-ce que vous en avez discuté avant ?

Non, on ne discute pas – on n’a jamais discuté, ni avant, ni après (il rit) ! Nous discutons d’autres choses… On n’était jamais à dire « Et si on enregistrait le concert pour décortiquer après ? ». Personne n’a jamais dit qu’il voudrait qu’on travaille… On ne travaille pas : le travail est autre que celui de cette préparation au travail. Et ce n’est pas si souvent : là, nous avons une énorme saison devant nous parce que Urs a organisé quelque chose de spécial. Mais nous avons tellement d’activités ailleurs que c’est bien de se retrouver ainsi pour continuer le discours. Parce que ce sont de bons musiciens, ça oui ! C’est un grand plaisir de jouer avec des gens comme ça, qui ont tellement à proposer, tellement à offrir…

 

Il y a toute cette attention à la forme, au dialogue et à l’écoute qui est frappante dans vos performances… C’est l’expérience qui vous permet cela ?

Oui, bien sûr… Il y a des musiciens qui ont beaucoup moins d’expérience et sont aussi très doués pour faire des choses comme ça. Mais il y a aussi l’arrière-plan : nous sommes européens et américains – occidentaux – avec la tradition de la musique classique derrière. Jacques Demierre connaît peut-être plus la musique contemporaine ; il connaît mieux Ligeti que moi. C’est un plaisir parce que ce sont des gens proches intellectuellement et par les goûts artistiques. On peut rencontrer quelqu’un qui joue très bien mais est très différent de soi. C’est une expérience intéressante, mais peut-être seulement pour un concert parce que ce sera plus un show…

 

 

Voilà, nous avons abordé plein de choses… J’aimerais conclure cette interview avec une question qui m’est venue aussi en écoutant ce témoignage sur DVD. Tu dis que les musiques d’improvisation, celles qui viennent totalement de l’écoute et du partage sur scène, ont été depuis cinquante ans une vraie conquête sociale et politique. Et cela n’existait pas au début de ta carrière musicale. Qu’est-ce que tu entends par là ?

Pour revenir à 1975, 1976, ces années durant lesquelles j’ai pris cette décision parce que j’avais commencé à voir ce que c’était d’être musicien de jazz. Le trio que j’avais avec John Surman et Stu Martin était très bien considéré dans le métier du jazz. Donc est-ce que je vais rester là-dedans ? J’ai vu que pour ça il y a une recette à suivre : enregistrer régulièrement, être en contact avec les revues musicales, les radios, les producteurs, etc… Il y a des choses dans le business du jazz qu’il faut respecter et développer à sa propre manière, mais il faut passer par là. J’ai vu que cela ne me correspondait pas du tout. La musique pleinement improvisée existait déjà et j’ai dit « Ca, ça m’intéresse ! » Parce que politiquement, je trouve que c’est une musique de processus. Le jazz est une musique de produit. Et j’estime que le processus est plus important à défendre, en public, que le produit. Si je réfléchis au processus qui aboutit à un produit, au plan sociopolitique, il y a trop de monde qui est là pour faire un produit, pour être payé pour faire ce produit, même s’ils n’en ont rien à foutre du produit – peut-être même sont-ils contre, ce n’est pas leur problème… Et ils ont peur de remettre en cause le processus. Bien sûr, on a des syndicats qui défendent les conditions de travail, mais ça ne remet pas question le processus de l’usine par exemple. Montrer le processus en public, le manifester, c’est cela qui est très important : il y aura beaucoup moins de public, ça c’est sûr, parce que cela n’intéresse peut-être personne (il rit) ! Non, c’est pas vrai, parce qu’aujourd’hui je constate qu’on a de plus en plus besoin de musique de processus, c’est-à-dire d’improvisation. Plus que jamais, je trouve… Et dans le sommet des structures sociales particulièrement. Je pense aux principes qu’on apprend en faisant de la musique improvisée, par exemple accepter l’autre totalement – il n’y a pas de jugement, on accepte totalement ce qu’il propose pour travailler avec. En termes de décision politique, de pouvoir politique, ce sont des concepts complètement inadmissibles. Ici, ce qui compte ce sont nos intérêts, nos intérêts et encore nos intérêts, et on négocie à partir de cela. La communication n’est pas basée sur accepter l’autre, voir l’autre et ses besoins, non, pas du tout ! Et cela manque si on veut avancer sans révolution. Et je trouve qu’il y a déjà dans l’industrie des gens qui cherchent à avancer dans le partage avec les gens qui produisent quelque chose, donc de regarder le processus. Je pense donc que l’improvisation, comme une idée et comme un concept, est importante aujourd’hui.

Pour en revenir aux projets, j’ai complètement oublié le côté social : où j’habite depuis quarante ans, c’est ce qui reste d’un village abandonné, qui avait son château et une soixantaine de maisons à la grande époque. C’était en ruines depuis très longtemps, et j’ai pu avoir une partie qui n’était pas en ruines. C’est là que je vis là depuis quarante ans, depuis l’époque où il n’y avait ni électricité ni téléphone, jusqu’aux temps modernes avec les satellites pour internet… J’ai un projet avec notre mairie – parce qu’il y a eu un changement de mairie il y a un an, après les élections municipales en France – pour faire un village d’artistes dans ces ruines. Et j’appelle ça le « Centre européen pour l’improvisation ». J’ai cinq ou six ans qu’il me reste de force, et la mairie de mon village a aussi cinq ou six jusqu’aux prochaines élections, pour voir si on peut le réaliser. Il y a beaucoup de choses positives qui se passent… Ce n’est pas gagné, mais ce sera un bon héritage à laisser. Ce n’est pas pour la création, mais pour l’improvisation. Il y a beaucoup à développer intellectuellement : même si je fais cela depuis très longtemps, je ne réfléchis pas énormément. Les quelques phrases qu’il y a sur « Temporaneous », c’est un peu l’analyse des choses. C’est un bon projet pour moi, parce qu’il faut aller plus loin dans la parole pour définir l’importance de l’improvisation. Donc ce centre est pour la création, mais pas pour la création intellectuelle, pour l’action, le faire !

 

Pour soigner le processus, si l’on peut dire…

Yes ! Yeah… Very good !

 

Merci beaucoup !